Volume 11
"Tout est un mensonge. Tout ce qu'on entend, tout ce qu'on voit. Il en dégueule de partout. Ça n'arrête pas, un mensonge après l'autre. T'es dans une boîte. Une boîte qui se déplace. Ils veulent que tu meures. Ou que tu mentes avec eux. Il n'y a qu'une seule chose à faire : trouver quelque chose qui est à soi. Se fabriquer une île."
Sergent Welsh, dans La ligne rouge, de Terrence Malick
« Se fabriquer une île », un phare, un abri, mais en plein vent. Comme toute revue insulaire, tout texte brodé de secrets et de rébus sans solution, notre lampe minuscule éclaire périodiquement des bloc-notes de pensées et des bruissements de poésie, des cahiers d'images et de sons. Notre île verte se laisse deviner sur des cartes encore mal dessinées. La mer bruyante sillonnée en surface par des bâtiments imposants ignore les confins sans carte et les grands fonds silencieux. Dès qu'on prête attention aux mouvements d'ombres, aux scintillations de voyelles et de voix, alors commence de se découvrir le « secret des métamorphoses aveugles » (R. Gilbert-Lecomte).
Le onzième volumen déroule ses premiers plans d'une île à fabriquer et arpenter.
Rachel Bernard, Olivier Capparos, Paz Alonso Daugy, Nicolas Losson
La carte se laisse parcourir en indiquant ses lieux de gué
Ezko Grabals
Théastre de Podi
illustrations Olivier Capparos
I
(Des voix agitées dont on ne sait d'où elles parlent.)
Le choeur :
Sont-ils seuls, d'avoir raté l'autobus et la foule pressée ?
inutile de geindre, personne n'avait
son pitre de transport
(Entrent Doti et Cadi, un chien, aux sons des tambours).
Les nuages fourchent dans le ciel
sporadiques
Cadi trace du museau une lex Rhodia
des générations futures de marins
c'est en somme un ameublement du destin
de qui est ce chien ?
Inimicum putes, disent-ils
tenez-le pour ennemi
il croyait bien faire
de sa verge encombré
vice-rois et reines-putes armés de lances
stand still, and muse on their fatal steel
renvoie ta gent honteuse et tes méchants danseurs
hineinlauf zum Tor, zum Fenster, Einlauf Inlay
la chair ductile, le plâtre mouillé
il faudra s'en contenter
ils dressent la liste des portes
et des fenêtres fermées
barricadés d'écrans veufs
dans leur salade moderne de Fi
le sentement d'avoir perdu ma langue
blanc de lait, ta robe
flottait encore au détour
Ua, comme dit Cadi, ua
comment réussir les fruits
le res des pommes sous la langue
sinisti, Podi-Podi
vomir dans un livre ouvert
l'exaltante légende
de ta science d'herbes humides
prolonger la voyelle
veuille qu'elle ne meure
qu'elle ne meure et s'éteigne
la mauvaise foi de l'orgie, sa morale
Podi-Doti jouant le contradictoire
Timur-Leng de Chris Marlowe
qui peut d'une voix
dire Come, let us banquet and carouse the whiles
et d'une autre I warn you, for your lechery
(Podi trébuche en rond).
Ciel avant
ciel après
elle, oui elle
le ciel d'avant
s'ouvre dedans
devant elle
(Podi tombe sur place).
Sans ciel il courait à l'air libre
(il se relève et retombe à côté de son corps)
mais sans elle ne pouvait respirer
(debout, il décoche une flèche invisible sans arc)
les implacables palais à l'air raréfié
l'imposante tristesse des créateurs
impuissants englués de grandeur,
de clochers et de minarets vaudous
sans dehors le ciel était bouché
sans elle, sans bouche, dedans
Nach, Podi en-Nâr,
Podo d'oreille saine, Podi s'éveille à l'oued
salut à l'ouadi de Gaspar, er-Rabâbi
podoreille podrille
le temps venu à mes oreilles
orant depuis ce petit désert
d'Egypte, désert d'Oedipe, d'Egypte
sa docte colère s'en prit au premier sang des ventres
au sourire des matrices sans sommeil
bouches mutilées plus brillantes que soleil, Cadi
und Nach ? Podi, tes orteils -
orteils ? Comme les rongeurs, les vers et les serpents de sable
ils tracent des lettres de boucles aux lobes des oreilles de la terre
et pour entendre dansouiller pendre
des joyaux bon marché d'étain
par bijoux porte-oreilles, des brins d'amour,
murmure demain
de poèmes nouveaux
à la surface d'écrins noirs
de bijouterie d'aéroport ; point de poème
neuf sans la lumière d'étoiles très anciennes et mortes -
d'un pied maladroit toujours on s'éveille, pour Rodi, Doti
et langue pendue salivaire de Cadi
en général ils parlaient de matrice pour un truc de chair
très bas du ventre, localisé, que
des prêtres ivres appelaient aussi terre noire d'Egypte
comme si d'en sortir allait devenir confirmation
sans quoi ni mystère, destin ou mission, sans quoi
toute l'histoire des peuples resterait
calme dans l'arrière-cour encombrée
de vieux vélos et de poules
d'une possible maison neutre en briques rouges -
on lui a mis une chaise
de basse-cour, qu'il sente
le poulailler, et qu'il murmure
désespéré : c'est mon Egypte
la gloire antique
d'où je me regarde sorti
par contractions et expulsions
de lettres et de voyelles de sang
que veux-tu de virils pédants ? - ua
on dirait qu'ils apprennent
à l'instant que des vagins existent -
ils ravalent leur nez, d'un coup
et se demandent s'ils n'ont pas sinisti
trop péché par vanité, oh les draps sales des présomptueux,
ua-ua
Podo – des lices aux lances abandonnées
dans une joute chevaleresque puérile
pour les pédi-salants de parents sans avoir jamais été
ni enfants, ni morts
ils n'ont pas de pareil pour endeuiller
de catafalques merdeux
tout ce qui suinte beau dans l'univers sensible
pensant que pendant, pendant que des sangles
ce devait être des sangles, pensa-t-il
qui retenaient des chevilles et des poignets
épargnés par le sang – le sang ?
Mais on en mange, justement
Doti, on en mange, Doti
une rose sans épines
est un nu de rose sans armure
qui ne lui donnerait pas de dents
ou de langue, même au miel dont
je me serais brossé une fois
les dentiches que le ratiste trouve un peu trop jaunes
que Doti de rien étonné s'avance
les dents au devant, les pieds aussi, crevé d'avance
après avoir approuvé presque tout
de la vie et de la dentition, la vie
moitié vivante, moitié morte
hier, je mourrai, après avoir survécu, mi-vivant mi-mort
sans séjour que rose sans séjour
je me prive, épine, de ce passage furtif
quoi, Cadi ? La gueule cramoisie de langue alizarine, voilà
la seule rose mûre
qui même aboie
l'amour pousse dentritique
aux angles toujours égaux,
ua
tu en sais beaucoup, Cadi
dis, ua, tu en sais beaucoup trop
sur l'air dans les tubes et les troncs
les tubas et la soufflerie incommode
sauvée par un chofar des collines
tu en sais, des choses, et en particulier
sur les corps et ses bouches
tu sais aussi de quoi il retourne
de l'eau et des poissons
de la terre et des trous
tu sais encore mieux, je crois
de l'incarcération de l'homme en lui
qui est son puits sans fond
et sans poissons
du moment qu'ils allaient naître, tous
tu retins l'aboiement sous cape, te voilà Cadi
de Doti,le chien de Doti
alors que Doti-Cadi jouit de la valeur d'une carte maîtresse
s'agissant d'approuver tout ce qu'est Podi
Cadi-Doti : le sang valeureux
du prénommé Podi
vite surnommé le Dérivant
en raison de son incurable
prurit du langage -
Fogmantel et Vogelstein
Herr Mantel, sich bewegt
lieux tristes, Doti-diode d'infâmie
Podi, dies untersieht und überblickt
Podi, che ascolta gli occhi
Podi, who walks among us
Podi, Mantel
Podi, Stein und Vogel
circum Doti, Podi-Doti
Podi-no fear, Podi-then
Podi se chiamma, s'chiamma, s'chia chiuse
odeurs de poudre dehors
homo-Doti podiamo
evening floral swags on the burning streets
wie schwer
qui Podi fera sourire Podi
faire rire Podi depuis maintenant ?
Depuis sa mort et son rictus invariable ?
Monde-coupé qui se prétend monde-couplé
les godasses attendent
les neuves et les anciennes
mais personne n'ira danser
parce que tous les pieds seront coupés
mutilée coupée séquence de langage
pour pieds comme pour tout ils disent Podi
Doti ou Cadi
Le choeur :
Mais voilà qui cherche le puits des roses sans épines,
le Dérivant venu avec chien
chercher un poisson des lettres du bout de leurs orteils,
ils dessinaient facile dans le quart nord-oued de la rivière
le plus brûlant de la surface du Soleil,
bien sûr il faisait bien moins chaud, Cadi
continue de trottiner langue pendante
dans un condensé comique de sa grandeur de chien sacré.
Ils n'avaient pas l'esprit de conquête, ça non.
Et il n'y avait plus d'étoiles à suivre, aussi, ils persévéraient
dans un décor de théâtricule.
Le temps venu ils rencontreront des obstacles.
II
(Le désert des obstacles)
...
Page extraite du manuscrit d'Ezko Grabals
Élisabeth Wierzbicka Wela
Help, exposition collective "Lankelz",
2018, Esch sur Alzette, Luxembourg
Franck Yeznikian
Im großen Gelausche
... "Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles"...
Étude pour Ophélie, d'après Arthur Rimbaud
par Olivier Capparos
Olivier Capparos & Frédéric Neyrat
Lettre sur la communication
Correspondance
Madison, Juin 2020
Cher O.,
Je t’écris plus longuement, comme convenu, sur ce thème de la communication – même si ce n’est un thème ni pour toi, ni pour moi. Par l’écriture de cette lettre, essayant d’établir, précisément, une correspondance entre nous deux, un dialogue à la fois prospectif et rétrospectif, puisque nous parlons ensemble déjà depuis si longtemps, à partir de nos pôles, de nos dissemblables géographies mentales; et pourtant nous nous rencontrons parfois, quelque chose advient, que je ne sais précisément savoir relever ou de la correspondance, ou de la communication – ne sachant si ces termes sont interchangeables et, s’ils le sont, jusqu’à quel point.
De la communication, j’ai le sentiment que, depuis longtemps désormais, je n’ai fait que parler. Que chercher à l’écrire, à la décrire comme à la décrier, et ces deux derniers verbes ne sont pas associés par quelque jeu anagrammatique gratuit, car la lettre est en jeu dans la communication, comme correspondance, et comme matériau communiquant ; lettre vide de sens avide de sens ; un affect retranscrit au bord du non-sens ; comme si parler de la communication, c’était prendre pour objet la vie parlante, une bio-logie de soi-même, c’est-à-dire, à la lettre, une biographie.
Je n’ai fait qu’en parler, de la communication, en ne sachant pas quel langage il fallait, ou lequel, plutôt, il aurait fallu employer. Et c’est peut-être cela, une vie. On s’essaie à trouver les mots pour dire ce qu’on n’a pas dit, ou mal. On s’y essaie, à parler comme il faut, et quand on aura cru trouver le langage approprié, c’est pour s’apercevoir qu’il est trop tard, et qu’il nous reste à peine le temps de dire « adieu » – en sachant qu’on n'aurait plus le temps pour se refaire, pour le refaire, ce mot. Et pourtant, tu peux le constater, je l’ai dit, « adieu », ce mot de la tribu, ce mot commun ; et ce n’était pas le dernier. Car loin de vouloir finir l’idée que j’ébauche sur une note désespérée, mélancolie autour d’un signifié toujours déjà perdu, j’ajoute – puisqu’au moment où j’écris ces mots un sursis m’est octroyé – qu’il y a d’autres signifiants, jetés ça et là, dits et écrits, transmis en ce sens – mais à qui ? pourquoi ? comment ? – qui patientent. Qui sont des archives somnolentes. Les mots d’avant qui seront les mots d’après, après le mot « adieu ». Comme « in extremis », ou « sauvé », ou encore « brûlé d’éternité ». « Aurore ».
Et puisque la biographie est inséparable de la communication, qu’elle est peut-être son enjeu le plus profond, permets-moi de te confier que vers mes vingt ans à peine, je rencontrais ce professeur, Bernard L., qui nous faisait cours sur la communication à partir des schémas lacaniens, à l’Institut d’Études Politiques de Lyon. Je me souviens que c’est par lui que s’est constitué pour moi un cercle épistémologique, formulé à peu près ainsi à l’époque : pour communiquer, il faut un langage ; mais pour apprendre un langage, il faut communiquer. Cela m’a conduit à lire Rousseau, Lévi-Strauss, Foucault… Or on sait bien que lorsqu’on est dans un cercle de la sorte, il n’y a que la possibilité du saut pour s’en sortir. Hic Rhodus, hic Salta.
Le saut consiste à dire que la communication advient. Le medium, ce qui est supposé entre, est l’événement, et non pas un canal, un moyen. C’est plutôt à partir de la communication une fois établie que la question de son effectuation doit se poser, rétroactivement. Et c’est pour cela que lors d’une discussion antérieure, je te disais me méfier d’une étude qui partirait d’une définition de la communication comme transmission d’un message d’un destinateur vers un destinataire à partir d’une forme technique. Il me semble que partir de cette approche est supposer le problème résolu, alors qu’il doit être précédé d’une question, ou d’un problème. Ce qui est supposé par avance résolu dans cette approche, disons, factuelle de la communication, c’est la connaissance des rôles par exemple, à savoir : qui transmet, et qui reçoit. Mais ne crois-tu pas que cela même doit être interrogé ? Qui transmet dans qui parle, dans ce qui parle ?
Quand, dans les années 1960 et 1970, cela semble désormais si lointain que cela est devenu, pour les générations que je côtoie, à peu près impensable, quand on se demandait « Qui parle ? », quand se posait la question à partir de Nietzsche, Marx, Freud, des forces à l’œuvre dans ce qui se dit, quand Lacan disait « ce qui se dit reste oublié dans ce qui s’entend », quand donc on cherchait à fonder une archéologie ou une généalogie, une analyse, des énoncés à partir d’une opacité reconnue de l’énonciation, une énonciation devenue abyssale, rapportée à un inconscient « originaire » non réductible à l’inconscient « proprement dit » du refoulement, quand on disait avec Nietzsche relu par le jeune Foucault que c’est la vie qui interprète et parle, je crois qu’alors on posait les fondements d’une théorie de la communication que la cybernétique n’a sans doute pas aidé à développer.
Si, pour le dire autrement, l’on statue trop vite sur le qui parle, si on liquide son opacité au nom d’une fonction locale, je crois qu’on a déjà répondu, par avance, à la question posée : on suppose déjà la communication comme ayant eu lieu car on la réduit à des instances qui contiennent en puissance la communication, à la variable près de son effectuation. C’est ce qui arrive quand on pense la communication comme message et qu’on s’interroge sur la technologie qui le transmet : à saisir le message bien transmis, c’est-à-dire de telle sorte qu’il ne soit pas endommagé au point que l’information qu’il contient soit durablement et profondément altérée, on se situe d’ores et déjà dans une situation de réalisation, où il ne resterait qu’à dresser le constat d’une signification par rapport à laquelle on aura déjà, par avance, constitué la communauté idéale ou empiriquement située de ceux qui, tout comme celui qui alors pense la communication, y ont eu accès.
C’est pour cela que, lorsque nous parlions il y a peu de ces questions, je soutenais que le problème de la communication, la communication érigée véritablement au niveau d’un problème, ne se pose que lorsque ni le message, ni le messager, ni celui ou celle qui est l’objet d’une adresse ne sont connus assez pour que la communication soit avérée. C’est donc à partir de l’énigme, et des inconnues qui s’y rapportent, que la communication doit être pensée. La communication commence par l’abîme, et telle est la seule entrée en communication. C’est cet abîme qui est dans le cercle de la communication plus haut évoqué, et c’est par lui, à la fois immanent à la communication et en excès sur elle, qu’on rompt le cercle.
Je sais bien qu’il y a quelque chose de grandiloquent dans l’approche que je propose – l’abîme de la communication… Je pourrais dire aussi « expérience », « non-savoir », et l’on se rapprocherait alors assez vite du vocabulaire bataillien. Il me faudrait alors préciser ceci. La communication comme expérience, c’est la correspondance. Celle-ci n’est précédée par rien, même si, en ayant lieu, tout ce qui précède est en droit sollicité – l’histoire, les usages, les significations et les dictionnaires, les techniques. La correspondance, dis-je sous l’influence de Walter Benjamin, crée une monade. C’est un espace où communiquent deux temps différents. Toi et moi, nous ne sommes pas du même temps. Tu es comme l’étoile lointaine qui est peut-être déjà morte au moment où je te parle, où tu me parles. Il en est de même de mon côté, et les temps hétérogènes ne sont jamais unifiés, ils correspondent en un éclair, et restent parfois sur le sol les traces à demi carbonisées de leur rencontre, ces archives somnolentes dont je parlais plus haut. Or tu sais que l’on entend par communiquer exactement l’inverse de cela, on suppose deux espaces disjoints, et une simultanéité qui les rapporte l’un à l’autre, par contact, contagion, transmission de signaux, etc. Là où j’en suis, il me semble que la contagion, la transmission virale, qu’on la pense littéralement ou métaphoriquement, qu’on parle d’un virus ou de l’information, est un ratage de la communication, et pas sa réussite. Je veux dire : son occultation.
Ou alors, je ne sais pas, il faudrait qualifier différemment les termes, faire la différence entre communication par contact, et communication par le lointain. Communication qui conduit le même, au même, et communication qui souligne la différence, une communication qui donnerait sa qualité suprême au non-commun. Voilà, pour l’instant, ce que je puis te dire, cher correspondant.
F.
*
* *
Cher Correspondant,
Quand la communication est déclarée impossible, seule la correspondance est possible. C'est ce que tu dis somme toute au prix d'une trajectoire au cours de laquelle rien ne cède devant l'inhérence de la mésentente et du malentendu, des biais et du bruit, aux idéaux et aux pseudo-évidences de la force du message et de la fidélité de sa transmission. Quel langage pour parler de la communication ?, as-tu posé. Tu en appelles aux « archives somnolentes » en quête d'adresse, ou d'archiviste, peut-être, puisque les archivistes ne sont pas des facteurs postaux ou des communicants, mais des maîtres rêveurs de correspondances. Dès lors, la « bio-graphie » d'une vie à la lettre et les mots qui en marquent le pas dessinent la carte de l'expérience, soit ; l'astrolabe des orbes mobiles du moi.
Tu l'écris : « La communication comme expérience, c'est la correspondance ».
Qui sont des archives somnolentes ? Les mots d’avant qui seront les mots d’après, après
le mot « adieu ». Comme « in extremis », ou « sauvé », ou encore « brûlé d’éternité ». « Aurore ».
Qu'on tende l'oreille, et on entendra murmurer les mots de la subsistance et de la renaissance, et non ceux de la mort. Peut-être parce que la « mort » n'est pas encore tout à fait un mot, et encore moins un thème ou un problème philosophique.
Loin d'être une distribution de rôles et de places, et un concept de « message » comme signal et code, le saut de la communication que tu abordes brise le cercle causatif aporétique communication<>langage. Sous cet angle périlleux, pas de vocation du langage à communiquer ; pas de vocation de la communication à trouver un langage (un code). (Je n'ai jamais opté pour une distribution statique et par trop schématique héritée du chef-d'œuvre de Weaver et Shannon, ou de la Cybernétique de Wigner. Au passage, je note que nombre de penseurs sérieux de la « communication » ont depuis des décennies dégagé des théories et analyses autrement plus fructueuses – je citerai B. Fontanille, parmi ceux qui ont influencé mes propres recherches.)
L'inadéquation du langage aux êtres et à lui-même, l'essence contradictorielle du langage pointée par les logiciens médiévaux, cette dimension intensive de la communication est souvent ignorée des prestiges de tréteaux de la communication en son sens moderne et usuel.
Je pense que tu seras d'accord avec moi pour disqualifier une certaine idéologie de la communication aplatie. Le primat du mensonge érigé en technique d'échange et de transmission est aussi vieux que les mythes grecs. Les facétieux Hermès et Prométhée ont pu faire montre, avant Ulysse, de la métis sournoise et de la ruse comme proba probatissima de l'intelligence.
Il ne faut pas se leurrer sur les stratégies du leurre, là où communiquer, ce n'est pas transmettre le signal idéalement clair, entier et véridique, sans défaut et sans biais, c'est aussi savoir mentir et se savoir mentir. Le verbe « communiquer » est couramment employé dans tous les usages de basse rhétorique au service des jeux de masques sociaux et politiques, psychologiques et doctrinaires. « On communique » au lieu de dire ce qu'il en est vraiment. La communication en un sens répandu consiste, tu le sais, à répondre à des questions telles que « pourquoi ? » et « comment ? » en élevant un blason, une devise ou un étendard en disant : « attendez, je ne vous ai pas encore expliqué mes armoiries ». Bien sûr, le tour simple repose sur un détournement de l'attention. Une fois le masque érigé et exhibé, un nom propre, le titre d'une doctrine, le symbole d'une nation, il est facile de convaincre qu'on a déjà répondu par avance aux questions. Ce n'est pas seulement la sympathie connivente qui est recherchée, mais bien la modification et la manipulation d'affects et d'opinions chez le destinataire. Car c'est bien les affects d'attente et de satisfaction qu'il s'agit d'abord de contrôler. Je crois que ces évidences doivent ici être rappelées. Cette basse contrée de la communication, je sais que tu la tiens éloignée comme moi, mais l'on ne peut tout à fait se prémunir de la frappe de ce poinçon qui, en guise de monnaie, engrave les corps, âmes, et leurs styles d'échanges.
Le moins qu'on puisse dire de tes suggestions, c'est que tu donnes ses chances au langage.
« Qui transmet dans ce qui parle ? », et quel inexprimable s'entend dans l'exprimé, sans qu'on puisse le dire ? J'essaie de tirer des lignes flexueuses à partir de l'inexprimable des tensions à l'œuvre dans ton expression.
Reprenons autrement.
De la correspondance... Voilà ce que je pourrais dire à brûle-pourpoint. Les correspondances baudelairiennes fameuses, les synesthèses rimbaldiennes, les « 9 bleus » et les « mots rouges » de Daniel Tammet, composent un ensemble d'expériences perceptives, d'intuitions philosophiques et de mécanismes neurologiques inlassablement étudiés dans l'histoire. Du « sens commun » capable de percevoir les qualités sensibles comme « toutes ensemble » (Aristote, De l'âme, III, 1) au sensorium commune de l'espace (dans la correspondance Leibniz-Clarke), les philosophes intuitionnent un centre convergent d'analogies sensibles et qualitatives dans l'esprit, centre d'associations et de correspondances. La plasticité neuronale a montré depuis des schèmes de commutation, de substitution et de vicariance entre les aires fonctionnelles perceptives et des groupes de neurones spécifiques. La carte des fonctions neurologiques n'est pas tout à fait homologue à la carte structurelle du cerveau. Pour le dire très simplement, c'est comme si des sous-programmes hautement spécialisés (vision (couleurs/formes/mouvements), audition, tact, odorat, goût) se « dé-spécifiaient » et se mettaient à collaborer dans une connectivité amodale ou multimodale, et permettaient de faire émerger pour la conscience (« le programme ») des associations perceptives transmodales surprenantes mais acceptables pour notre faculté de représenter. Ce qui permet à la sensorialité, même hallucinatoire en ce sens neurologique plastique, d'être ressentie par et pour un sujet.
Du côté du monde et des représentations, les correspondances hantent la pensée diagrammatique. Elles dressent des tables d'analogies et projettent des systèmes de relations dynamiques. L'épuisement des phénomènes par un système du monde obsède et fascine (Lulle, Fludd, Sefer Ietsira, Darwin, Yi-King...), mais un liber mundi pris comme objet totalisant est illusoire ; il s'agira toujours d'établir des surfaces d'échanges entre deux ou plusieurs systèmes perceptifs, et des propositions d'expériences spirituelles individuelles ou collectives. En d'autres termes, le livre, le glyphe, la lettre, le graphe géométrique de structures et de fonctions (un « univers » de Zermelo-Fraenkel par exemple) sont vivants et dotés de sensorialité.
Une ontologie de l'expression, l'auto-affirmation de l'exprimable et de l'inexprimable dans l'exprimé prennent tout leur sens. Ce « saut » est celui de la pronominalité de la communication s'échappant à elle-même en tant que message et transmission. Ce qui revient à dire avec Walter Benjamin que le langage est « l'expression immédiate de ce qui en lui se communique. Ce “se” est une essence spirituelle. » (Sur le langage en général et sur le langage humain, 1916). La « magie » du langage ne se résume pas en ses contenus, mais tient de son activité, son immédiateté énergétique conjuguant propagation infinie et auto-limitation. Le langage, dit encore Benjamin, « n'est pas seulement communication du communicable, mais en même temps symbole du non-communicable […] Le langage d'un être est le médium dans lequel se communique son essence spirituelle ».
Enfin, la correspondance comme concept désigne l'inadéquation et l'inégalité entre les éléments devant se correspondre. La correspondance n'est pas un succédané de concept de la « participation » (metexis) ou de la fusion sans résistance. Wittgenstein dirait peut-être que le concept de correspondance fonctionne comme un Bild de relations, un filtre apte à traduire des changements d'échelle et des variations de points de vue sur une chose dont on parle. Ici se dessine le lieu de la « magie » du langage, celle de la traduction comme série de « transformations continues » entre un langage des choses et un langage des noms, selon Benjamin, étant posé que la propagation indéfinie de l'essence spirituelle de l'homme de langage qui est de nommer trouve sa limitation en Dieu qui nomme l'homme une fois pour toutes.
Il va des « une fois pour toutes » comme de l'épokhè phénoménologique ; il y a bien « une fois pour toutes les autres », mais les autres court-circuits de l'expérience à partir d'un premier n'en seront que plus constitutifs de significations nouvelles.
J'aimerais à cet endroit partager un souvenir d'enfance qui est, fut et sera un exemple brillant de la correspondance dans ma biographie. Donnons-lui le nom de « paradigme du regard de chaussée » (« regard de chaussée » est une dénomination ancienne et technique de la « plaque d'égout »). En dernière année de maternelle, je rejoignais après la cantine une petite fille qui m'attendait devant ce disque lourd de fonte, bosselé de rets réguliers formant un damier, avec un trou au centre. Je ne connaissais pas le prénom de la petite fille et elle ignorait le mien. Plus tard, je l'appelais « la petite fille aux cailloux », celle qui a joué avec moi au « jeu des petits cailloux ». Sans rien savoir du jeu et de ses règles, nous disposions de petits cailloux blancs dans les creux orthogonaux du « regard ». De loin, quiconque aurait pu inférer : tiens, deux enfants jouent aux dames ou aux échecs. Nous avancions nos pions en silence, dans, me semble-t-il, une joie et une foi aveugles en l'éternité de ces instants. Cette joie de l'attente, cette joie précieuse dans l'attente, faisait participer le Je et le Tu à une table figurée et improvisée de correspondances. L'éclair dont tu as parlé dure, héraclitéen. La « partie jouée » se déroulait selon des lois et des enjeux imprescriptibles. C'était comme de décider, à un autre âge : jouons au « squiggle » de Winnicott ; je trace une figure incomplète que le regardeur doit poursuivre, développer, compléter en esprit ; et je devrai sans doute reconfigurer les traits de son discours et de son esprit. Voilà comment on forme une écriture qui soit théâtre du monde. La projection battait son plein, et la « bataille de cailloux » figurait la simulation inchoative de la vie commencée et continuée. Dans ces bords d'exception de la vie, on s'aperçoit que la traversée, l'expérience vécue et sa trajectoire biographique ne seront plus simplement jalonnées de ruses adaptatives et de maîtrise utilitaire et illusoire du langage, des chaînes mollement causales du « bon sens », et du jeu d'un masque cireux qui finit par fondre en nous imprimant sa grimace anonyme. Le jeu pur de la vie n'est ni un calcul de possibles finis ni l'estimation bayésienne de gains futurs ou de pertes, il est, pour prolonger ton mot, le « saut », le saut de la poésie d'exister.
À un certain moment, un moment de hasard immotivé, d'émotion partagée, elle ou moi annonçait par un sourire et des paroles : « ça y est, tu as gagné » ou « c'est toi qui as gagné, on rejoue ».
O.
Marion Roger
Cosmographies
Décider d’un cosmos. En noir et blanc.
L’encre noire en dira les contours et en guise de blanc : un quotidien. Puis entre les deux géants monochromes : entrelacs, hachures, stries, motifs, tourbillons. Marion Roger ouvre au pinceau, au feutre noir, une « trappe d’ici et maintenant ». Au milieu des couches, des bouches, des courses, trouve une trêve, cerne un possible, fait parler un mot. « Le prétexte », dit-elle « un mot, chaque jour, pour développer ma ligne et mon ressenti ». Vingt-quatre heures de sa vie de femme...
Rachel Bernard
Avo
Lettre à Ava sur nos heures sombres, heures sombres et révoltes
Ma chère Ava,
Merci de tes nouvelles pleines de fraîcheur et d'angoisse
le passé des uns
fait le bonheur des autres
(en ce moment le passé de tous fait indignation sans travail et sans nuance)
et on vous remercie d'être encore vivant (croit-on entendre à la télé)
et ton présent fait mon futur immédiat – rapiècement de survie -
heureusement, tes sabots sont crottés d'un passé merveilleux
et ton front est ceint
de la couronne d'or des rêves nouveaux
Tu te souviens de Rosa Granjour ? Elle croyait immortaliser la jeunesse en léchant d'anciennes plaies.
ah volupté de métier
nombrilisme de l'esprit de corps
(tout se vaut qui fait plaisir
à condition pour chacun que durent
insignes & privilèges)
on vous remercie d'être robot soignant, pour l'exemple
l'indécence, dans un pays de fourmis industrieuses.
D'une dépossession, au cours de laquelle mes viscères ne seraient plus retenus à l'intérieur comme des sacs fermés, entassés, mis au placard membranaire, punis d'exister et de commander des sentiments et des envies merveilleux, des besoins merveilleux et sales.
La viande veut crier gloire. Et par sursauts simplement dire : ouvrez les yeux, les oreilles et les mains.
quelle nouvelle chance de sortir ? Quelle ancienne
ou nouvelle illusion
il nous sera demandé de fuir ?
De quoi prolonger la farce commune,
ou bien tu préfères peut-être un vrai spasme de glotte, une foi incommode ?
Ne pas chercher de récompenses à apprendre. Car la récompense fait trop penser à la punition. Apprendre est un verbe, un verbe qui commande et nous éloigne des partages des prix, des récompenses et des punitions.
Lettre préliminaire. (Oui, j'avais même un brouillon.)
Arrivé au terme de ma sauvagerie décidée, plus d'un cri étranglé en rêve, et en toute réalité
Guetter, puis observer, les résultantes neuves
Je connais bien, je crois, ta passion des images, et surtout des images en peinture.
Aux chantiers navals il avait dessiné et conçu une coque sans hublot – comment espères-tu faire voler un si gros cargo ? Gomme tes trois mâts inutiles, ça facilitera le décollage, peut-être. Gros et fuselé autour de sa clinquante symétrie axiale, prêt à fendre air et mer comme une armée pointue ou une pensée sincère et lucide, bien que, par haine de l'équilibre, ta main voltigeait et s'évadait en de déroutantes arabesques, mais ils sonnèrent et le bateau fut prêt. Violer la commensurabilité du monde selon les lois de la géométrie, c'est l'adresse de Piero à Léonard. C'est pour cela que je dis que la cage thoracique de ton tillac est déjà un chantier naval.
Épaissir le tissu pour en éprouver la charpente. C'est en somme ce que nous faisons en ressentant, pensant, écrivant.
Boire au muet de la source, qui n'existe jamais, sinon par rapport. C'est par lui que la source semble parlante ou tue.
Ignorer l'occulte. Occulter l'ignorance. Le chiasme du bon sens qui prône l'intelligence pacifiée – inintelligente.
Tendre un drap de piété entre nous et nous, un pansement piteux sur la plaie que nous sommes.
Si jeunes, si vieux, nous sommes déjà fatigués.
C'est un pas, un seul, en avant, est-ce suffisant ? Un seul pas, sans présage ni après, ni avant, ni héritage, c'est déjà un pas, le poids d'une avance de geste posé, du moins posé, s'il ne se retire pas.
La trivialité a ses carrefours et ses rencontres en elle-même. Elle donne à la foule un semblant d'échanges nouveaux.
Que d'inversion criminelle et faussement nouvelle dans le mot « révolution ». C'est toujours le cas lorsque des significations prennent uniquement un sens politique. Il fallait en conserver le magistère élastique du point de vue.
Il doit admettre en fin de compte : « je ne suis que la moitié de moi-même ».
Le sort le plus exaltant de nos lettres, chère Ava, c'est d'en écrire une seule, utopiquement infinie, effaçant les membranes du je et du tu, révélant peu à peu les nouvelles images pronominales en train de se recomposer. Nous sommes les gloria filii du décentrement, les scribes infatigables du déracinement.
Leurs identités, leurs masques, coagulent aussi vite d'un premier sang qui les aurait exprimés. Saigner est un verbe qui permet aux blessures de communiquer entre elles. Et comme souvent, le sang caille dès qu'il doit représenter l'identité.
A peine sortis du sommeil, ils attendaient les ordres.
J'ai emprunté des sentiments aux autres enfants de mon âge, j'ai copié, parce que je n'avais que le sanglot sec d'être né – une boule de silence dans la gorge – et j'avais attendu qu'un souffle bienveillant me fasse respirer. Rien n'est venu.
On entend rouler l'intrado de la mer dans certaines conques. C'est parce que l'oreille est un coquillage et que le coquillage est une oreille – une bouche inversée.
Une révérende mère et un parâtre abuseur, encore des masques de foire, bien que dans certaines foires et parcs bruyants, les masques fragiles ont réellement des mots et des regards qui dessèchent, des poings et des pieds qui frappent des enfants par terre et les réduisent à des flaques de douleur.
L'amour, qui est aussi un amour du symbole, fait resplendir le ciel des joies créatrices dans des flaques de douleurs maintenant contemplées.
Le circuit qui va de la bouche à l'oreille et de l'oreille à la bouche fait se communiquer la souffrance et la joie, l'expérience et son symbole, le ténébreux Caliban et le lumineux Ariel.
Tu demandes : on peut être mort de mort incertaine ?
Seulement en amour.
« Vivre » est un verbe d'attente. Comme le verbe « aimer ». À se laisser couler, dans les modulations du phrasé du vent dans les branches et les feuilles d'arbres, on perd le quoi et le pourquoi du vivre et de l'aimer. Le désir est la convoitise des fruits qui anéantit l'image attrayante des fruits, à force d'attendre.
L'heure du charbon blanc, vers le milieu de la nuit. Grâce à ta lucidité je deviens attentif aux intempestives aurores diaprées.
Cependant, laisse-moi aussi éclore et me faner par moi-même.
Je t'en prie, ne promulgue pas de lois au désir qui a déjà les siennes.
Le dire n'est pas assez : il a été exposé à la lumière ocre.
Tu as été « mordue d'amour », as-tu écrit.
Mordue – mais était-ce par erreur ?
Ou par caresse ?
Il n'était pas venu chercher sa proie
« j'ai été mordue, mais il y a erreur sur la personne »,
cette personne-ci, le je de j'ai, ce postillon
et le suçon plaintif d'une plaie déjà cicatrisée
c'est l'odieux « travail de deuil » qui donne aujourd'hui
des guirlandes à un arbre aux racines plus profondes et brillantes
dans le noir, mais tu le sais, ce travail au noir
n'est plus toléré, sinon par effet de manche quelque peu cynique
puisque « tout travail mérite salaire »,
on devra se contenter d'avoir bien fini son travail
d'avoir bouclé sa valise
après avoir bien rangé les erreurs d'un côté
et les succès de l'autre, sachant qu'il faut avancer,
dans un progrès personnel, avancer et surmonter
les œuvres étranges et sales de l'amour vrai
« il y a toujours mieux à faire » -
congédiée ailleurs dans une bulle sans spasmes
viande tellement idiote d'avoir vécu seule,
elle cherche à être cajolée
sans pudeur
faire charrier les prisonniers d'une geôle à l'autre, sans discuter, les libérer à ciel, le temps d'un bâillement distrait, d'une ruse, encore.
Des siècles d'hommes et de femmes passés de cuisines en chambres à coucher, de caves en greniers de linges familiaux rongés de mites. Des siècles pluvieux de cailloux et de rochers plus gros. Et nous voici à quai de rêves.
Sommes-nous morts ? Et alertés d'être morts ?
Ils s'étonnent encore de voir mal fonctionner leurs machines mal construites. Leur sorcellerie de bas étage. Répéter des formules ne suffit pas à donner vie aux signes.
L'inertie des anciens. Pratiques inertes.
Nous descendons d'ancêtres sourds et aveugles, au mieux des artisans pusillanimes et pinailleurs, avec pour devise : respect, ordre, tradition. Enfin, le style de sarabande que ta peur formule aisément.
Les sociétés avancées pérennisent des névroses de compulsion arc-boutées sur des noyaux de sens et de savoir depuis longtemps disparus. Et cela, en toute connaissance de cause. Si le crayon est perdu, l'obsession de la transmission coûte que coûte te dressera à dessiner avec des copeaux de taille-crayon. Culture de la coquille vide.
Or certains croient combattre l'inerte ancien par le nouveau purgatif. Mais c'est encore ne pas avoir assez appris de l'ancien. Et encore, c'est se payer de mots d'abyme, de tragédie et d'enfer sans y avoir même jeté un coup de sonde.
Les parerga de l'histoire de la pensée humaine seront composés de feuillets émargés de l'expérience du plongement, des indices de fièvre et des pièges en eau trouble de l'intériorité.
Regarde, ils ont désarmé la terre de ses ronces urticantes ; ils ont ralenti puis éteint la folie des rivières imbarrables.
Ce temps ne supporte pas les conflits d'âmes, les contradictions essentielles et intenses.
Car les êtres de ce temps n'ont rien trouvé de mieux qu'un ressentiment misologue, moraliste et condescendant proclamé avec un aplomb défiant toute nuance à l'égard d'un passé qui nous enchaîne. Je te rejoins totalement et fais mienne ta formule ; « Le postulat aveugle, indémontrable et cependant inaliénable de notre modernité, c'est de se fonder à être supérieure à tout ce qui précède ». Le mal en nous n'a plus de place – il est d'avant. Le mal, la contrariété, l'angoisse, la pulsion-à-la-nuit ne doivent pas seulement être combattus, mais annihilés comme tels en leur existence et leur humanité-souche, leur humanité complexe. Même plus, « cela n'était pas », mais « cela fut », disent les néo-grammairiens de la morale provisoire. Et comme si la tâche du philosophe, de l'historien, du linguiste n'était plus de comprendre, mais de juger, on établira de solides critères pour la pensée actuelle, critères s'appuyant sur la capacité à condamner, éradiquer, anéantir, au nom d'une plus grande unification de nos valeurs humanistes. Le « culturel », le « médiatico-culturel », les facilités de diffusion mimétiques de goûts et de croyances positifs communs, dont tout le monde peut s'emparer sans y comprendre, marquent les derniers coups de hache dans la toile mince des représentations de l'art, de la science, de la connaissance qui, en premier et dernier ressort, nous gardaient des énoncés satisfaits et péremptoires tels que : ceci est bon, cela est mauvais.
À ces réflexions il faudrait ajouter les virtuosités de perversion auxquelles se livrent les mages fanatiques, ou cyniques, et parfois les deux ensemble, proclamant le bon droit et les causes entendues en subjuguant la foule pulsionnelle qui s'évertue au même moment à s'aliéner ses bassesses. Ils sont comme le Zitter de Meyrink dans Le visage vert ; tandis qu'il distribue de la fausse monnaie à son effigie, il s'exclame à la foule extatique : Werft die Huren ins Feuer und bring mir ihr sündiges Gold ! « Jetez les putains au feu et apportez-moi leur or coupable ! »
Quand une maison n'a plus de toit, quand les tuiles ont commencé de tomber, les enfants jouent avec les tessons d'ardoises coupantes qu'il ont ramassées. Ils se blessent les gestes à surveiller des fondations qui ne soutiennent plus rien, un ciel vide.
Donne des nouvelles de ton exubérance, ça me soigne quelque peu de la surveillance somnambule de tous envers tous, de leurs désirs amoindris, muselés par leur dressage à jouer si bien les victimes et les bourreaux d'eux-mêmes.
Dans mon pays et ma propriété prolongeant à peine les limites de mon corps, je cultive des cristaux de lave sale et rougeoyante, inapaisable, incapable de tiédir.
Un pays de dure géométrie, de formes anguleuses invincibles ?
Non, le pays de l'hésitation des formes fragiles.
Les personnes, les pronoms y sont vulnérables comme des adjectifs passagers, des couleurs transitoires.
J'ai dit que je t'attendais. Mais aussitôt tu étais là, pronominalisée dans mon attente par l'élan aérien d'une lettre, « t' ».
J'attends avec impatience tes réponses, tes questions, tes nouvelles élévations, tes approfondissements qui m'aideront à vivre.
Ton Avo.
Post-Scriptum
Tu as suivi l'actualité des dernières semaines ? Je pense à la dépouille de Georges Floyd. Serrons nos gants noirs et détournons de dégoût nos regards des sans-regard. Les sans-regard ont envahi les rues des villes du monde aux architectures résignées, armés de leur téléphone à photographier, de leurs appareils, de leurs prothèses d'yeux crevés ou seulement aptes à se regarder violer et tuer sans voir qui ils violent et tuent. Esthétique morbide, hyper-active, selon eux une preuve d'adaptation et d'intelligence réactive. Ce n'est que le justificatif d'une existence abstraite faite de crâneries et d'agitation.
Les sans-regard sont comme des hommes nus réclamant toujours des vêtements neufs alors qu'ils n'ont jamais porté de vêture.
Marquons au vif ce grand Floyd gisant, par la grâce inaltérable de James Baldwin.
The darkest hour
is just before the dawn,
and that, I see,
which does not guarantee
power to draw the next breath,
nor abolish the suspicion
that the brightest hour
we will ever see
occurs just before we cease to be.
Rachel Bernard, Olivier Capparos, Paz Alonso Daugy, Nicolas Losson
Ritual del alma gemela
(Cántico espiritual)
À partir d'une inspiration des Nupciales de Rachel Bernard...
"Un chant. Deux chants. Mille chants."
Au début. Au tout début de mon humanité, il y a la dune du Pilat sur la côte d’Argent, j’ai trois ans, je compte les grains de sable. Inlassable, mes mains saisissent une poignée de sable. Mes yeux regardent les grains d’argent s’échapper. Recommence. Une fois. Deux fois. Mille fois. J’ai tout l’été pour apprendre. Motricité fine de l’exercice de la main, de chaque doigt…
Au milieu. Traversant mon Moyen-âge, il y a Collioure sur la côte Vermeille. J’ai 30 ans, les plages rikiki, le sable décevant. J’ai quitté mon amant. Personne à l’horizon. Je rentre. Colle ma table à la fenêtre, mes jambes contre le radiateur. Commence les Nupciales. Inlassable, ma main droite saisit le crayon de couleur et va chercher sur la page le grain du papier. Mes yeux scrutent, mon crayon caresse le papier. Une fois. Deux fois. Mille fois. J’ai tout l’hiver pour apprendre…
À la fin. Voguant dans mon éternité, il y a Toledo en plein cœur de l’Espagne. J’ai mille ans. On m’enferme, on me fouette, on me maudit. Je ne vois pas le jour qui cogne les toits, j’entends un chant monter le long de ma trachée. Ma main saisit le crayon puis écrit la dictée. Un chant. Deux chants. Mille chants. J’ai toute ma nuit obscure pour apprendre…